Jules Verne et la science sans conscience
Envoyé par Jean-Paul Debanne le 29/08/2005
“Mon but a été de dépeindre la Terre, et pas seulement la Terre, mais l'univers, car j'ai quelquefois transporté mes lecteurs loin de la Terre dans mes romans.” Cette citation résume bien l'ambition démesurée d'une œuvre titanesque et originale; l'œuvre de l'auteur français le plus lu au monde encore aujourd'hui: Jules Verne. Titanesque, c'est bien le mot approprié, car les chiffres parlent d'eux-mêmes: près de quatre-vingt romans et longues nouvelles, rien moins ! Il ne faudrait cependant pas croire que cette gigantesque production n'ait été que le fruit d'une frénésie d'écriture de la part d'un auteur en état de dépendance, ou d'un “homme-fleuve” à l'image de Victor Hugo. Car la contrainte y fut également pour quelque chose: Lorsqu'on s'engage, comme le fit Verne envers l'éditeur Hetzel, à fournir pas moins de deux volumes annuels durant vingt ans (excusez du peu...), on est pour ainsi dire condamné aux travaux littéraires forcés. Pour y pallier, notre écrivain se leva chaque matin à cinq heures et écrivit jusqu'à dix, ceci durant quarante ans. Il faut dire qu'Hetzel, enthousiasmé à la lecture du manuscrit de Cinq semaines en ballon, lui avait promis dès 1863 une somme colossale par volume rédigé, et refit par la suite cinq fois le contrat, avec des conditions toujours plus brillantes pour son auteur protégé. Ce dernier, ébloui, se découvrit soudain compris, soutenu, aimé par un mécène qui, jusqu'à sa mort, restera pour lui l'ami, le conseiller sévère et irremplaçable. Rien d'étonnant à cela, Hetzel n'étant pas un éditeur ordinaire: célèbre pour son flair, toujours à la recherche d'une «formule» capable de lui assurer un large succès populaire apte à le renflouer, et suivant avec attention les signes qui annonçaient l'apparition progressive d'un public nouveau, celui dont l'imagination allait reculer les frontières du monde connu. Ce limier de l'édition pressentit donc en Jules Verne l'homme qui pourrait étancher la soif d'utopie ambiante, non plus avec les maléfices des contes de Perrault, mais avec la nouvelle magie alors en vogue, fascinante et combien plus concrète: celle de la science. Ne parlait-on pas à l'époque de la “fée électricité” ?
Nous sommes alors en plein XIXème siècle, celui de Louis Pasteur et de Charles Darwin, celui de l'expérimentation scientifique et des voyages naturalistes, celui de la révolution industrielle et de la colonisation, de l'innovation en tout genre et de ses applications pour repousser les frontières du monde connu dans de nombreux domaines: biologique, astronomique, physique, mais aussi géographique. En quelque sorte, c'est d' une nouvelle ère de “grandes découvertes” dont il s'agit ici, comme aux XVème et XVIème siècles où l'invention de la boussole constitua le pendant technologique des expéditions vers les Indes tant convoités. Le grand mérite de Verne sera donc d'abord de faire voyager son lecteur. Ses héros parcourront le monde, les diverses terrae incognitae, les régions proches ou exotiques (Le Tour du monde en 80 jours, paru en 1873; Michel Strogoff, en 1876), les forêts vierges et les grands lacs africains (Cinq semaines en ballon, 1863; Un Capitaine de quinze ans, 1878), les étendues glacées du grand nord ou de la calotte polaire (Le Désert de glace, 1864; Le pays des fourrures , 1873), les océans et leurs insondables abysses (Deux ans de vacances, 1888; Vingt Mille lieues sous les mers, 1870), les profondeurs mêmes de l'écorce terrestre (Voyage au centre de la Terre, 1864), et jusqu'aux espaces infinis du cosmos (De la Terre à la Lune, en 1865).
Mais, si les périples vers le grand large et les expéditions exotiques fournissent le cadre de l'action, c'est bien la science au service de l'inexploré qui constituera la clé de ces Voyages extraordinaires dans les mondes connus et inconnus, une collection dans laquelle Jules Verne ne cessera d'exposer les hypothèses formulées à son époque sur la constitution du globe, les ères géologiques, les animaux préhistoriques, etc... Toutefois, au lieu de les présenter sèchement, il les fera intervenir à leur heure, sous forme d'aventures riches en rebondissements et en suspense, agrémentées de machines fabuleuses, d'innovations précédant de peu la réalité, en extrapolant les résultats les plus avancés de la recherche de pointe de l'époque (le sous-marin Nautilus du capitaine Nemo en est l'exemple le plus connu). Les données scientifiques seront ainsi traduites en termes d'action, transformées en péripéties entravant ou facilitant les entreprises des personnages. En somme, notre auteur édifiera de véritables épopées avec pour héros des géographes, des botanistes, des physiciens, des astronomes et autres ingénieurs en tout genre. Sous sa plume, l'homme de science deviendra le magicien suprême, l'envahisseur de l'impossible, le dominateur de la nature hostile et de la matière rebelle. D'où l'hallucinante profusion d'extravagances à la limite entre la science-fiction et le fantastique, telles que l'Antarctique devenant habitable, les déserts se transformant en jardins, les récoltes subissant des radiations bienfaisantes afin de croître démesurément, la météorologie obéissant à l'homme, bref, toutes les facettes d'un paradis terrestre élaboré à partir de la seule science, la science toute-puissante, la science-providence, la science portée au pinacle, magnifiée, déifiée, à qui l'on peut tout demander, et que l'homme doit servir sans restriction pour espérer qu'elle le serve en retour.
Les credos du siècle de Jules Verne: Positivisme et évolutionnisme
Cette confiance aveugle dans la science, laquelle peut faire sourire, aujourd'hui où l'on en touche tellement les limites et les effets pervers, est néanmoins à remettre dans le contexte de l'époque où écrivait Jules Verne: Le XIXème siècle fut fortement impressionné par toute une famille de pensée dont nous pouvons ainsi résumer les grands traits: Dès le début du siècle, Auguste Comte fonda le Positivisme, un système philosophique qui, niant catégoriquement que l'intelligence de l'homme puisse être illuminée par Dieu, ne voulut plus voir à la connaissance qu'un unique fondement, à savoir l'observation des faits “positifs”, dans le cadre de l'expérience, et ce dans n'importe quelle discipline. Charles Darwin fut l'illustration de cette thèse dans le domaine naturaliste, lui qui alla chercher jusqu'aux îles Galápagos de quoi tenter de prouver sa théorie évolutionniste, et qui se servit de la matière de ses expéditions pour publier son célèbre ouvrage: De l'origine des espèces au moyen de la sélection naturelle, en 1859. Un biologiste allemand, Ernst Haeckel, comprit vite l'utilisation idéologique que l'on pouvait faire du darwinisme, à savoir attribuer aux forces de la nature l'origine des espèces vivantes, afin de n'avoir plus à percevoir dans leur création l'œuvre finalisée d'une intelligence supérieure. Une divinisation de la matière, ni plus ni moins... Haeckel alla même, en 1866, jusqu'à proposer de supprimer le christianisme au profit du monisme, une religion matérialiste et athée, héritée précisément d'Auguste Comte, pour qui l'humanité obscurantiste devait évoluer de son état religieux, jugé primaire, vers un âge résolument scientifique, moderne et rationnel. L'ère de Dame Science et de la déesse Raison, en quelque sorte.
L'idéologie comtienne eut également des prolongements en anthropologie, avec la thèse d'Edward Tylor, parue en 1865. Selon lui, la religion en général, loin d'avoir des causes surnaturelles, aurait eu des origines évolutives naturelles, à commencer par le cerveau de quelque sauvage des temps anciens qui n'aurait pu concevoir que des croyances primitives; après quoi l'antiquité gréco-romaine aurait accouché du panthéisme, suivi du christianisme triomphant à l'époque de l'obscurantisme médiéval. Autrement dit, à chaque degré de civilisation sa religion plus ou moins évoluée, avec au sommet l'homme moderne, éclairé par le flambeau combiné de la raison et de la science, et qui serait enfin parvenu au stade mature où il pourrait rayer de son esprit les fadaises chimériques des esprits simples, tout en fournissant une explication plus sérieuse et sensée des phénomènes naturels. On l'aura compris: Si Comte avait fourni la corde pour en finir avec le christianisme, Darwin le cercueil et Haeckel les clous pour le refermer, Tylor apporta le marteau pour les enfoncer. Ni fleurs, ni couronnes... (1)
Ce fut dans ce contexte évolutionniste à vocation agnostique que Jules Verne conçut ses romans. On sera donc moins étonné du scientisme béat auquel céda notre auteur, du moins dans les premières années de sa carrière (de 1863 à 1878), au cours desquelles l'atmosphère des créations verniennes demeura optimiste. Certes, les querelles nationalistes étaient restituées dans ses écrits, mais, dès lors que les intérêts de la science et de l'humanité étaient en jeu, aucun patriotisme n'y résistait. Les aventures de trois Russes et de trois Anglais {date} en représentent l'exemple-type: Malgré la guerre qui sévit entre leurs deux pays, ces six savants parviendront à dépasser leurs rivalités nationales pour s'unir et réaliser une œuvre d'utilité publique: la topographie de l'Afrique du Sud. Émouvante illustration d'humanisme scientifique ! Ce fut l'époque des très grands romans, reconnaissables à leur vitalité et à leur allégresse: ainsi des Enfants du capitaine Grant (1867), ou encore du Tour du monde en quatre-vingts jours (1873). Force est d'admettre que l'on sent nettement l'empreinte de Darwin et consorts dans les écrits verniens de cette époque, comme l'a démontré Lionel Dupuy dans son étude consacrée à Vingt mille lieues sous les mers (2). On trouve dans cette œuvre des réflexions à rallonge sur l'origine et l'évolution des espèces, au risque d'alourdir l'ensemble. On y reconnaît également le thème, cher à Auguste Comte, de la primauté de la pratique sur la théorie: C'est ainsi qu'aux pages 20 et 152, le savant Aronnax décrit son domestique comme un expert du rangement purement théorique, dénué de tout savoir expérimental: “J'avais en lui un spécialiste, très ferré sur la classification en histoire naturelle, […], il n'eût pas distingué, je crois, un cachalot d'une baleine ! […] Et en effet, le digne garçon, classificateur enragé, n'était point un naturaliste, et je ne sais pas s'il aurait distingué un thon d'une bonite » (3). Aucun doute, donc: Jules Verne considérait le naturalisme avant tout comme une science de terrain, pragmatique, ce qui allait globalement dans le sens du positivisme d'Auguste Comte, mais aussi des expéditions à vocation scientifique de Darwin à bord du Beagle, navire rendu célèbre de ce fait, et dont le Nautilus n'était peut-être que le pendant sous-marin. Du reste, les références au célèbre naturaliste ne manquent pas dans ce roman, ce qui établit sans doute l'influence de ses travaux sur l'œuvre vernienne.
Une influence qui irait, si toutefois l'on en croit certains biographes, jusqu'à la contestation de certains présupposés religieux, laquelle serait perceptible, paraît-il, au détour de certains paragraphes. C'est ainsi que Lionel Dupuy n'hésite pas à relever, à la page 202 de Vingt mille lieues sous les mers, un passage qu'il qualifie “d'évocateur”, au sujet de la formation des atolls et des échelles de temps. Ici, Aronnax répond à une question de son domestique sur l'accroissement des barrières de corail : « Donc, pour élever ces murailles, me dit-il, il a fallu ?… – Cent quatre-vingt-douze mille an, mon brave Conseil, ce qui allonge singulièrement les jours bibliques. D'ailleurs, la formation de la houille, c'est-à-dire la minéralisation des forêts enlisées par les déluges, a exigé un temps beaucoup plus considérable ». (3) Et Dupuy d'en déduire: 1) que la Bible, avec ses six jours de la création, n'expliquerait pas correctement l'origine de la vie sur terre, et qu'il faudrait remonter bien en arrière pour dater ce type de formations; 2) que par conséquent, ce passage, témoignant chez Verne d'un doute issu de la perturbation darwinienne, irait jusqu'à relativiser les propos bibliques, voire les contredire.
Jules Verne, pourfendeur de la science sans conscience
Et c'est bien là où le bât blesse: car en effet, lorsqu'on étudie les biographies rédigées par ceux qui s'estiment être les spécialistes en la matière, on s'aperçoit que nombre d'entre eux n'ont cherché à voir en cet auteur que le chantre de la science-fiction ou de la science tout court, que le paladin de la technologie triomphante et de l'évolutionnisme montant, que le hérault de la connaissance omnipotente permettant à l'homme de dominer une nature hostile tout en la transformant pour son bien-être. Cette représentation de l'auteur des Voyages extraordinaires est devenue si commune qu'elle tend aujourd'hui au stéréotype. À l'évidence, il existe une volonté sous-jacente de faire de lui une icône de la révolution industrielle et idéologique du XIXème siècle, lequel est d'ailleurs souvent désigné sous le nom de “siècle de Jules Verne”. Rien moins... Certains biographes n'ont pas même hésité à affirmer que le credo scientifique de cet écrivain aurait peu à peu pris le dessus sur sa foi chrétienne. Pour appuyer leur thèse, ils invoquent le fait que les références à la Bible, à l'évidence fort nombreuses dans beaucoup de ses romans, se seraient atténuées dans ses dernières œuvres, après la mort de son éditeur Hetzel, lequel aurait de son vivant incité son auteur protégé à ne dire que du bien de la religion, afin de ne pas choquer l'opinion publique de l'époque, tout en s'assurant des débouchés parmi les jeunes lecteurs d'alors, sans risquer de voir ses œuvres mises à l'index. Autrement dit, la foi de notre auteur n'aurait été que superficielle et chancelante, sans parler des soit-disant motifs inavouables qui stimulaient sa transcription dans ses écrits.
Une analyse approfondie permet de faire voler en éclats tous ces préjugés. À commencer par la prétendue critique de la religion: Reprenons le passage de Vingt mille lieues sous les mers, sur la formation des coraux et l'échelle des temps géologiques, où Verne semble contester, via son personnage Aronnax, que le monde se soit fait en six jours, si l'on interprète littéralement le récit de la création tiré du livre de la Genèse. Un récit que beaucoup de pseudo-scientifiques ont décrié depuis, en le qualifiant de mythe: « Comment peut-on admettre une telle fable, se sont-ils indignés, alors qu'on sait fort bien aujourd'hui que l'histoire de l'univers se chiffre plutôt en milliards d'années ? » Voilà bien la question que les tenants de la pensée unique naturaliste posent encore aujourd'hui, non sans condescendance. Ils prouvent par là leur méconnaissance de la Bible et de son langage originel. Car le mot hébreu “Yom”, même s'il est traduit par “jour” dans les versions en français, désigne en fait une phase temporelle imprécise, une période qui peut très bien contenir des millions d'années. Quoi d'étonnant à cela ? N'avons-nous pas, en français aussi, des expressions du genre “à l'aube des temps” ? En tout cas, “Yom”, ici, ne désigne pas des journées de 24 heures. Curieusement, ce n'est pas un théologien qui en fournit la démonstration, mais un professeur d'université en sciences naturelles, Daniel Vernet, (4). Il en veut pour preuve un autre livre de la Bible, l'épître aux Hébreux (du chap.3, v.16, au chap.4, v.11). Et de montrer que pour l'auteur juif de cette épître, le 7ème jour (le 7ème “Yom”) n'est pas autre chose qu'une ère temporelle qui englobe notamment l'histoire du peuple d'Israël depuis l'antiquité. Il est donc logique d'étendre cette signification aux six premiers “Yom”, et d'y voir des phases comparables aux périodes géologiques primaires, secondaires, etc..., bien connues des savants. D'ailleurs, il serait d'autant plus absurde de considérer les “yom” comme des jours terrestres que le soleil n'est apparu, selon la Genèse, qu'au cours du quatrième “yom” ! Ce que d'ailleurs rappelle Jules Verne lui-même dans son roman, toujours par la bouche du savant Aronnax: “Mais j'ajouterai que les jours de la Bible ne sont que des époques, et non l'intervalle qui s'écoule entre deux levers de soleil, car, d'après la Bible elle-même, le soleil ne date pas du premier jour de la création”. (3) C'est clair: Loin de se servir du darwinisme pour contester les Saintes Écritures, notre conteur scientifique prend au contraire leur défense. Et d'une façon qui démontre une connaissance approfondie de ces dernières. En réalité, s'il est un domaine dans lequel Verne s'est senti peu à peu désabusé, ce n'est pas celui de la religion, mais bien plutôt celui de la science et des utilisations que l'homme a choisi d'en faire. Marc Soriano, spécialiste de l'auteur des Voyages extraordinaires et rédacteur de sa biographie pour le compte de l'Encyclopedia Universalis, a bien montré l'existence de deux Jules Verne: celui d'avant 1886, relativement optimiste et chantre du scientisme humaniste, et celui d'après cette date, plutôt négatif et désenchanté quant aux capacités du modernisme à assurer le bonheur de l'homme. “C'est alors la période de ses romans pessimistes, volontiers ironiques et grinçants.”, écrit Soriano. “Sa cible préférée (après l'Angleterre, toutefois) devient l'Amérique, terre des profits illimités et des espoirs déçus. L'Île à hélice (1895), farce sarcastique, peint une organisation sociale modèle, élaborée par des milliardaires d'outre-Atlantique, et sa désagrégation progressive. Tirée à hue et à dia, l'île est mise en pièces et sombre dans l'océan, image d'une civilisation que ses propres contradictions entraînent à sa perte.” (5) Cette angoisse du syndrome de l'apprenti-sorcier, notre romancier l'exprimera encore l'année suivante, en écrivant Face au drapeau en 1896. La trame de cette histoire est entièrement centrée sur le personnage du savant fou, créateur de l'explosif absolu qui pourrait anéantir des millions d'hommes. Le problème est qu'il se met au service du mal, de la piraterie plus précisément. Son arme est tellement puissante qu'elle atomise les navires marchands livrés au pillage et les vaisseaux de guerre venus assiéger les pirates sur leur île. Dans ce roman plus que dans aucun autre, se dessine en filigrane le spectre des armes de destruction massive. Ce pessimisme teinté d'amertume s'accentuera encore dans ses écrits posthumes, tels que L'Extraordinaire Voyage de la mission Barsac (1920), où réapparaît ce thème de l'apprenti sorcier, instrumentalisé par des bandits sans scrupules.
Un thème qui “a cessé de n'être qu'un conte”, comme le disait fort justement l'écrivain Maurice Genevoix, en faisant référence au XXème siècle: “Il a fallu bien peu d'années pour laisser monter sur nos têtes cette nuée d'apocalypse. Il suffit d'ouvrir les yeux pour trembler comme une bête qui sent l'orage, au bord des nouveaux abîmes que côtoie l'humanité”. La preuve qu'il ne s'agit plus d'un mythe, c'est que les savants d'aujourd'hui le prennent très au sérieux. L'un d'entre eux, Georg Pitch, avait ainsi livré ses craintes au journal l'Express, à l'époque où il était conseiller scientifique du gouvernement allemand: “De plus en plus nombreux sont les chercheurs qui vous diront,comme moi: nous roulons sans feux de route à une vitesse infernale vers des catastrophes que l'analyse des problèmes mondiaux nous permet de prévoir dès maintenant. Si l'on ne commence pas, dès à présent, à résoudre les problèmes de base avec lesquels l'humanité sera confrontée d'ici à trente ans, celle-ci sera très vite entraînée dans des crises sociales et des secousses planétaires qui pourront à la limite mettre en question son existence même. Et il ne s'agit pas que des menaces qui pèsent sur notre environnement, sur notre biosphère. (...) Une guerre atomique est fort possible, pour ne pas dire probable, dans les prochaines décennies (...). Jamais l'histoire ne s'est trouvée à un pareil carrefour”. (6) C'est bien de cette épouvante-là dont sera tissée la trame des derniers romans verniens, qui seront comme autant de terribles prédictions dont certaines se sont déjà réalisées au cours des cent dernières années, le “siècle de l'atome”.
Cette lucidité de Jules Verne à propos du redoutable problème de la science sans conscience a embarrassé ceux qui voulaient donner de lui l'image d'Épinal d'un baladin de la technologie progressiste. D'aucuns, même, portant le comble à la mauvaise foi, ont avancé l'idée que notre écrivain aurait cédé, à la fin de sa vie, à l'aigreur apeurée caractéristique de certains vieillards. Hélas pour ces spécialistes à la petite semaine, l'anxiété vernienne ne se limite pas à la dernière partie de sa carrière. En réalité, on en trouve des traces bien avant 1886, dans ses écrits de la période heureuse et optimiste. On en veut pour preuve certains passages qui, même s'ils peuvent sembler anodins et noyés dans un océan de sérénité, n'en constituent pas moins les prémices d'une réflexion plus mature et clairvoyante. Ainsi, dès le premier grand roman à succès, Cinq semaines en ballon (1863), on peut lire au chapitre XVI le passage suivant, combien évocateur : “- D'ailleurs, dit Kennedy, cela sera peut-être une fort ennuyeuse époque que celle où l'industrie absorbera tout à son profit ! A force d'inventer des machines, les hommes se feront dévorer par elles ! Je me suis toujours figuré que le dernier jour du monde sera celui où quelque immense chaudière chauffée à trois milliards d'atmosphères fera sauter le globe ! -Et j'ajoute, dit Joe, que les Américains n'auront pas été les derniers à travailler à la machine”. (7) Quelle faculté d'anticipation ! On croirait vraiment entendre parler de l'effet de serre ou du protocole de Kyoto, allègrement sabordé par des américains soucieux de ne pas remettre en question leurs intérêts économiques.
Ce thème de l'homme capable de modifier en profondeur sa planète, et des gouvernements incapables de maîtriser les folies dévastatrices d'une société capitaliste et dévoreuse d'énergie, reviendra dans bien d'autres œuvres de notre auteur, telles que par exemple Sans dessus dessous (1889). Même les préoccupations écologiques sont présentes dans ses premiers romans, tels que Vingt mille lieues sous les mers, où l'on voit le capitaine Nemo expliquer à Ned Land, un chasseur-pêcheur: “En détruisant la baleine australe comme la baleine franche, êtres inoffensifs et bons, vos pareils, maître Land, commettent une action blâmable. C'est ainsi qu'ils ont déjà dépeuplé toute la baie de Baffin, et qu'ils anéantiront une classe d'animaux utiles. Laissez donc tranquilles ces malheureux cétacés... L'acharnement barbare et inconsidéré des pêcheurs fera un jour disparaître la dernière baleine de l'océan.” Terrifiante prédiction parmi tant d'autres, au travers desquelles Verne aura clairement exprimé ses craintes quant à la survie des espèces en général et de l'espèce humaine en particulier, et ce malgré le progrès technique. Pire même: à cause de lui. Ce faisant, notre romancier n'aura fait que rejoindre le constat désabusé de l'apôtre Paul: “La création a été soumise à la vanité” (épître de St Paul aux Romains, chap.8, v.20).
L'orgueil de la connaissance, pierre d'achoppement de l'homme
Il eut été étonnant que le prophète de la science sans conscience n'ait pas cherché à identifier les causes d'une telle apocalypse, à discerner pourquoi cette technologie qui était censée nous sublimer s'est finalement retournée contre nous. La réponse qu'il en apporte, explication plutôt inattendue de sa part, se trouve dans une œuvre peu connue du grand public, une nouvelle intitulée Maître Zacharius (1854). C'est l'histoire d'un horloger suisse, un véritable orfèvre qui a inventé un système rendant ses montres d'une précision incomparable. Cela lui a valu jusqu'ici une renommée internationale, et notre homme d'en retirer une fierté non dissimulée. Dès le début de l'œuvre apparaît donc en filigrane la problématique classique, à savoir la suprématie technologique qui glorifie l'homme moderne et flatte sa vanité. Mais cette célébration scientifique n'aura qu'un temps, dans la réalité comme dans la fable: car en effet, par un inexplicable mystère, toutes les horloges conçues et vendues par Maître Zacharius s'arrêtent peu à peu de tourner, les unes après les autres. Ses clients, mécontents, les lui ramènent afin qu'il les leur répare, mais, chose encore plus curieuse, la panne n'est pas détectable. Ici, Jules Verne aborde un point fondamental: l'échec de la science ne lui est pas imputable en tant que telle, et ce n'est pas en elle qu'il faut en chercher la cause. Une technologie n'est pas mauvaise en soi. La réponse est ailleurs...
Mais où ? Là où l'on ne s'attendait pas à trouver notre auteur de science-fiction: dans le plus pur irrationnel. Que l'on en juge par ce qui suit: l'horloger suisse, assailli de réclamations en cascade, se ruine donc à rembourser les gens, et il en fait une véritable maladie. Surtout, plus que son patrimoine, c'est sa fierté qui en prend un coup. Dès lors, il va faire preuve d'un orgueil quasi dément en comparant ses montres à l'œuvre de Dieu et en prétendant qu'il pourra arriver à insérer dans leur boîtier inerte une âme qui les fera tourner. Déraison de la vanité humaine qui veut se croire Dieu à la place de Dieu... Mais rien n'y fait: Ses pendules lui reviennent les unes après les autres, toutes sauf une seule. Celle-ci avait été vendue à un seigneur habitant dans un château perché dans les Alpes, et que les habitants du lieu disaient investi par des démons. Qu'à cela ne tienne: Maître Zacharius part pour cet endroit lugubre, afin de retrouver la seule montre qui avait dû résister à cette épidémie d'inertie. Arrivé au château, une étrange créature en forme de cadran, censée incarner le châtelain, incite notre horloger à blasphémer contre Dieu. Chose étrange, à chaque heure sonnée par l'horloge, une maxime provocatrice et impie apparaît, du genre: “l'homme peut devenir l'égal de Dieu”; ou bien: “il faut manger les fruits de l'arbre de la science”; ou encore: “l'homme doit être l'esclave de la science”. Finalement, à Minuit, Maître Zacharius tombera raide mort en se damnant dans un dernier élan de vanité. Cette fin dramatique sera ainsi commentée par un autre personnage du récit, un vieil ermite: “L'orgueil est la pierre d'achoppement et le principe de tous les vices où se heurtent les destinées de l'homme”. (8)
Nous y voilà... Jules Verne pointe ici du doigt le talon d'Achille du genre humain: l'orgueil... L'orgueil qui a poussé l'homme à s'ériger lui-même, au travers de la science idolâtrée, en véritable dieu créateur et maître de sa destinée. Comment ne pas voir, en effet, dans cette montre animée qui incite au blasphème, l'incarnation de la technologie déifiée, érigée au rang de divinité, et dont l'homme s'est fait l'esclave en s'imaginant qu'elle allait l'élever au rang divin ? “La science a fait de nous des dieux avant que nous le soyons”, disait le biologiste Jean Rostand. Traduction: nous avons aujourd'hui la puissance divine sans en avoir la sagesse, la bonté ni l'humilité. C'est là l'horrible, l'épouvantable grain de sable dans la machine bien huilée de notre société progressiste. Le conteur rejoint ici le sociologue... Max Weber, fondateur de la sociologie allemande, a justement beaucoup écrit à propos du processus de rationalisation, enclenché par l'homme moderne. Pour Weber, rendre tout rationnel, cela signifie “croire qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie; bref, que nous pourrions maîtriser toute chose par la prévision et la technique”(9). Ce n'est pas autre chose que la dénégation de Dieu au profit des nouveaux dieux que la science était censée faire de nous. Ce que Weber résumera en ces termes: “Nous vivons une époque indifférente aux dieux et aux prophètes”. Indifférente et vaniteuse: « Ce bateau, même Dieu ne pourra pas le couler », avait-on déclaré à propos du Titanic, juste avant son premier voyage. On connaît la suite... Et lorsqu'on voit aujourd'hui tous les résultats de la science sans conscience spirituelle, du clonage humain aux aliments transgéniques, en passant par l'effet de serre et le trafic d'organes ou d'armes de destruction massive, on peut se demander si la déchirure dans la coque du Titanic planétaire n'a pas déjà été ouverte, et si l'eau glacée de l'apocalypse n'est pas en train de s'y engouffrer tranquillement, alors que l'humanité, inconsciente du naufrage à venir, poursuivrait aux étages supérieurs sa mirifique célébration matérialiste et rationaliste...
Cette fois-ci, pas question d'invoquer une quelconque déprime symptomatique d'une vieillesse acariâtre pour expliquer la rédaction de Maître Zacharius par Jules Verne. D'abord parce que cette nouvelle n'a pas été écrite dans la dernière partie pessimiste de sa carrière, mais au contraire tout au début,en 1854. Ensuite parce qu'à l'opposé d'une névrose irréaliste, il a plutôt fait preuve d'une étonnante lucidité, certainement nourrie de ses lectures de la Bible. Comment, en effet, ne pas faire le lien entre ce vaniteux personnage de l'horloger suisse, et le verset suivant: “L'orgueil précède le désastre. Et un esprit arrogant précède la chute” (Livre des Proverbes, chap.16, v.18). En vérité, on ne compte plus les allusions bibliques qui parsèment les romans verniens, dont le vieil ermite de la fin de Maître Zacharius n'est qu'un exemple parmi tant d'autres. Par contre, point de critique acerbe des Saintes Écritures chez l'auteur des Voyages extraordinaires. Point non plus de mention du genre: « la foi chrétienne est vouée à disparaître, à l'ère de la science ». Non... Bien qu'influencé par les théories d'Auguste Comte et d'Ernst Haeckel, Verne ne les a pas suivis dans leur condamnation du credo évangélique, ni dans leurs prédictions d'extinction de la religion au profit d'une grand-messe techniciste.
Et grand bien lui en a pris, car depuis, nous savons bien qui a été délaissé, et qui est toujours d'actualité: D'un côté, nous avons aujourd'hui des centaines de millions d'individus qui se réclament chrétiens et proclament une foi vivante, sans parler du taux de progression des églises évangéliques qui est le plus élevé au monde, toutes organisations confondues (religieuses, politiques, humanistes, etc...). De l'autre côté, nous avons Auguste Comte, relégué au rang de vieille baderne, dont le “catéchisme positiviste” est depuis longtemps considéré comme une idéologie désuète, de laquelle sociologues et philosophes se sont éloignés à pas feutrés. D'une manière semblable, les anthropologues ont pris leur distance par rapport à la théorie évolutionniste de Tylor, celle-là même qui prétendait qu'on avait la religion de son degré de civilisation, avec, au stade suprême, le culte de la Science. Franz Boas, savant de renom qui révolutionna l'anthropologie, réfuta la thèse tylorienne en démontrant qu'il était erroné et dangereux de considérer comme primitive et obscurantiste une culture donnée. Il fit prendre conscience aux chercheurs de son époque de la vanité et du péril qu'il y avait à considérer un peuple (ou une génération) comme inférieur à d'autres sous prétexte qu'il serait religieux, et à le condamner à s'adapter ou disparaître. Ce ne fut d'ailleurs pas un hasard si les œuvres de Franz Boas furent brûlées par les nazis dans les années 1930. Ces derniers n'avaient pas supporté d'y lire qu'il n'y avait point de race supérieure, et encore moins d'y constater la démolition des thèses évolutionnistes de Tylor, transformées entre-temps par Nietzsche pour élaborer son concept du “surhomme”, individu se qualifiant à force d'évolution supérieure pour dominer sur le reste de l'humanité. On sait avec quel zèle Adolf Hitler appliqua cette théorie, et l'abomination qui en résulta... (1)
De la souffrance désespérée (Nemo) à celle pour l'Espérance (le missionnaire)
Non seulement Jules Verne n'a pas cédé à la critique du religieux au nom de la science, mais encore, une fois établi le constat d'échec de cette dernière à assurer le salut de l'humanité, il a cherché ailleurs un substitut permettant de le garantir. Pour le découvrir, il nous faut rapprocher deux romans: Tout d'abord, l'incontournable Vingt mille lieues sous les mers, celui-là même qui fut souvent invoqué comme reprenant les thèses évolutionnistes de Darwin et le positivisme comtien, et dont on s'est servi pour travestir notre romancier en héraut du progrès en marche. Mais ce que l'on passe généralement sous silence, c'est que la trame de cet ouvrage est sous-tendue par un climat d'une suffocante tristesse, dont l'épisode le plus marquant reste celui de l'enterrement sous-marin de l'un des membres d'équipage du Nautilus, une scène pétrie d'un romantisme noir authentique. On y voit quelques scaphandriers accompagner l'un des leurs en sa dernière demeure dans le monde du silence, un tombeau abyssal déjà bien rempli par d'anciens compagnons. Et cette atmosphère teintée de mélancolie exacerbée est entièrement concentrée dans un homme, protagoniste principal du roman, à savoir, bien sûr, le capitaine Nemo. De bout en bout, on sent un homme blessé, traumatisé par son passé, et qui sanglote devant les photos de proches disparus; un homme dont la profondeur de son amertume semble n'avoir d'égale que celle des océans qu'il traverse et dans lesquels il noie son chagrin. Nemo, grand inventeur du Nautilus, figure de proue du technicisme triomphant, n'est en fait que mort et désolation.
La clé de cette situation pesante et lugubre ne se trouve pas dans Vingt mille lieues sous les mers, mais dans un autre livre, constitutif du centre d'inertie de l'œuvre vernienne: L'île Mystérieuse (1875), laquelle porte bien son nom, tellement elle semble renfermer en son sein la révélation de sublimes mystères. À commencer par celui de Nemo, justement, car son passé s'y trouve dévoilé: Il s'appelait autrefois le prince Dakkar, issu de la noblesse indienne. “Le prince Dakkar haïssait”, précise Verne, au chapitre XVI (part.III): “Il haïssait l'Angleterre. Cet Indien résumait en lui toutes les haines farouches du vaincu contre le vainqueur (...), Indien par l'espoir qu'il nourrissait (...) d'en chasser l'étranger. (...) En 1857, la grande révolte des Cipayes éclata. Le prince Dakkar en fut l'âme. (...) Il paya de sa personne(...). Sa tête fut mise à prix, et s'il ne rencontra pas un traître pour le livrer, son père, sa mère, sa femme, ses enfants payèrent pour lui avant même qu'il pût connaître les dangers qu'à cause de lui ils couraient. (...) Les Cipayes furent vaincus. (...) Le prince Dakkar, qui n'avait pu mourir, (...) seul désormais, pris d'un immense dégoût contre tout ce qui portait le nom d'homme, ayant la haine et l'horreur du monde civilisé, voulant à jamais le fuir, réalisa les débris de sa fortune, réunit une vingtaine de ses plus fidèles compagnons, et, un jour, tous disparurent, (...) dans la profondeur des mers, où nul ne pouvait le suivre. (...) Mais, peu à peu, ses compagnons moururent et allèrent reposer dans leur cimetière de corail, au fond du Pacifique. Le vide se fit dans le Nautilus, et enfin le capitaine Nemo resta seul”. (10) Quel tableau tragique ! Nemo, c'est l'incarnation d'un échec; échec de l'homme à vivre en harmonie avec ses semblables; échec du choix de la misanthropie, laquelle ne conduit qu'à un isolement misérable; échec de la science à résoudre ce genre de problème, comme le suggère la personnalité de Nemo, savant génial en avance sur son temps, et cependant désespéré parmi les désespérés. La technique, ici, symbolisée par le Nautilus, ne sert qu'à fuir les réalités de la société humaine, qu'à immerger les angoisses existentielles dans les profondeurs de l'âme, sans pouvoir donner aucune signification à l'absurdité de la souffrance.
À ce problème apparemment insoluble, plus actuel que jamais, quelle solution croit-on que proposa Jules Verne ? Jésus-Christ ! Rien moins. « Mais comment, c'est impossible, rétorqueront les sceptiques: d'ailleurs, Nemo n'est-il pas en guerre contre la civilisation occidentale, et par ricochet contre son Dieu, dont les Européens se sont servis pour tuer tant de peuples dans leur esprit ? Non, voyons, on n'a jamais vu de prosélytisme vernien en faveur du Christ, dans aucun de ses écrits. Allons donc !». Voire... N'ont-ils jamais lu Cinq semaines en ballon, tous ceux qui nient en bloc que l'auteur des Voyages extraordinaires ait pu rendre hommage au christianisme et à ses serviteurs ? Qui connaît l'épisode édifiant du chapitre XXII, lequel met en scène un missionnaire français martyrisé par une peuplade africaine sanguinaire: “Au pied d'un poteau gisait une créature humaine, un jeune homme de trente ans au plus (...), à demi-nu, maigre, ensanglanté, couvert de blessures, la tête inclinée sur la poitrine, comme le Christ en croix”. (7). La référence ne fait aucun doute. C'est bien de Jésus dont il s'agit ici, au travers d'un de ses disciples les plus authentiques; un disciple dont Verne précisera “qu'à sa vie d'abnégation, il voulut encore joindre la vie de danger, en entrant dans l'ordre des prêtres de la Mission, dont Saint Vincent de Paul fut le glorieux fondateur. (...) Pendant deux ans, sa religion fut repoussée, son zèle fut méconnu, ses charités furent mal prises. (...) Mais toujours il enseignait, il instruisait, il priait...” On sent dans ce passage toute l'admiration que le romancier vouait à ces messagers du Ciel, qui n'hésitaient pas à parcourir des terrae incognitae pour faire du bien à leur prochain. Mieux, même: Verne place explicitement la mission de propagation de l'Évangile au-dessus de la vocation scientifique, ainsi que le prouve l'extrait suivant: “Comme cet homme a souffert ! dit Joe [n.b: l'un des explorateurs] avec émotion. Savez-vous qu'il faisait là des choses plus hardies que nous, en venant seul au milieu de ces peuplades !” Et notre auteur de conclure: “La science a ses héros (...), mais la religion a ses martyrs”. Le martyr étant à l'héroïsme ce que le sacrifice est à l'amour, on comprend aisément lequel des deux est le plus honorable...
Le code secret vernien: l'île du Saint Mystère
Peut-être, rétorqueront certains, mais ce passage ne prouve pas que Jules Verne ait désigné la foi comme moyen de salut ultime pour l'humanité, en lieu et place du progrès. Certes... Il est vrai que dans Cinq semaines en ballon, on ne trouve point de thèse de ce genre; mais on peut la déchiffrer dans L'île Mystérieuse, dont elle constitue le message caché, un peu comme les paraboles du Christ n'étaient compréhensibles qu'à ceux qui avaient le cœur bien disposé à l'écouter... À première vue, ce roman ressemble à n'importe quel autre écrit vernien: On y voit des hommes vaincre une nature hostile grâce à leur science et leur ingéniosité. Les lecteurs superficiels s'arrêteront là...mais pas ceux qui auront fait quelques efforts de décryptage. C'est ainsi que Gilles Carpentier, un passionné de l'auteur, a procédé avec cette œuvre de la même manière que ses personnages l'ont fait avec l'île en question: Il l'a fouillée “jusque dans ses plus secrètes retraites”, pour reprendre une expression du chapitre V (partie III). Et il en a exhumé des choses pour le moins étonnantes... (11) Tout d'abord, le Christ y est omniprésent, bien qu'en filigrane, sous les traits du protagoniste dominant: Cyrus Smith. Les preuves de cette identification déconcertante sont nombreuses, révèle Carpentier, et cela dès le début du roman. On y voit évoluer un groupe d'américains nordistes, évadés de geôles sudistes durant la guerre de sécession, et cela par le truchement d'une montgolfière, laquelle finira par s'écraser sur une île déserte du Pacifique. Au cours de ce naufrage, le fameux Cyrus Smith disparaît, au grand désespoir de ses compagnons. Mais l'un d'entre eux, Nab, refusant de s'avouer vaincu, lance au chapitre V (partie I) une tirade à double sens; "Non s'écria-t-il, non ! Il n'est pas mort ! Non ! Cela n'est pas ! Lui ! allons donc ! Moi ! n'importe quel autre, possible ! mais lui ! Jamais. C'est un homme à revenir de tout !..." (10) De tout ? Même de la mort ? S'agit-il là d'un simple sursaut de désespoir, ou bien de quelque chose de plus profond, comme par exemple... une profession de foi, suggérée par notre romancier ?
Il faut préciser que Nab est en fait un ex-esclave que “Cyrus Smith, abolitionniste de raison et de cœur, avait affranchi”, lisons-nous dans le chapitre II. Verne n'a pas ici choisi au hasard le nom de Cyrus, puisque c'était celui du roi de Perse qui avait libéré le peuple d'Israël en 535 av. J-C, après soixante-dix ans de captivité à Babylone. Il s'agit donc d'une claire référence à la Bible, dont certains chapitres sont consacrés à cet événement. Mieux encore: “l'esclave, devenu libre, n'avait pas voulu quitter son maître. Il l'aimait à mourir pour lui”, précise notre romancier. Or, un tel attachement d'un homme à son maître, cela s'appelle être un disciple... tout comme les apôtres vis-à-vis du Christ, lequel les avait “rachetés par son sang précieux de la vaine manière de vivre héritée de leur père”, selon l'expression de Saint Pierre (1ère épître de Pierre, chap.1, v.18). L'apôtre voulait dire par là que Jésus a tout donné, jusqu'à sa vie, pour libérer les hommes de leur esclavage multiforme, qu'il s'agisse d'asservissement à l'argent (la cupidité), au plaisir (l'hédonisme exacerbé), et, plus globalement, à eux-mêmes (le narcissisme). Ce n'est pas tout: Jules Verne fait aussi clairement le lien entre Nab et l'un des apôtres, Saint Thomas, qui avait proclamé, après la mort du Christ: “Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets mon doigt à la place des clous, je ne croirai point.” (Évangile de Jean, chap.20, v.25). Or, que lisons-nous, au chapitre VI (Livre I) du roman ? “Tant que lui, Nab, n'aurait pas vu de ses yeux, touché de ses mains, le cadavre de son maître, il ne croirait pas...”. Singulière coïncidence, pour le moins ! Et la similitude ne s'arrête pas là: car Nab, tout comme Saint Thomas, sera incrédule jusqu'au bout, tant que son maître ne donnera pas signe de vie. Et même lorsqu'il retrouvera enfin ce dernier, rejeté par les flots sur une plage de l'île, l'esclave affranchi se persuadera lui-même que son maître est mort, et il le pleurera toute une nuit... comme le firent les apôtres, désespérés après la crucifixion de leur Seigneur bien-aimé.
Coup de théâtre (prévisible): Gédéon Spilett - l'un des naufragés - constate alors, contre toute vraisemblance, que Cyrus respire. Il est vivant ! Bien évidemment, tout cela vous a un net petit goût de résurrection-d'entre-les-morts, celle-là même qui a regonflé l'espoir des apôtres abattus comme un vent nouveau le ferait avec les voiles d'un bateau immobilisé par une atmosphère trop lourde. Cette remontée en flèche du moral des disciples du Christ, Saint Luc la relate en rapportant les paroles de deux d'entre eux, lesquels, ayant été abordés par un inconnu le surlendemain de la crucifixion, finirent par reconnaître leur défunt maître dans l'inconnu en question, bien vivant, au milieu d'eux: “Et ils se dirent l'un à l'autre: Notre cœur ne brûlait-il pas au-dedans de nous, lorsqu'il nous parlait en chemin ? ” (Évangile de Luc, chap.24, v.32). Cette soudaine transmutation du désespoir en une joyeuse assurance, Jules Verne la reprend également dans L'île Mystérieuse, et de quelle façon: Jusqu'à ce que les naufragés retrouvent Cyrus Smith, ce n'était que déprime parmi eux, spécialement chez l'inconsolable Nab. Mais après, quel changement ! “Autant valait se trouver avec Cyrus dans une île déserte que sans Cyrus dans la plus industrieuse ville de l'Union. Avec lui, on ne pouvait manquer de rien. Avec lui, on ne pouvait désespérer. On serait venu dire à ces braves gens qu'une éruption volcanique allait anéantir la terre, que cette terre allait s'enfoncer dans les abîmes du Pacifique, qu'ils eussent imperturbablement répondu: « Cyrus est là ! Voyez Cyrus ! »” (chapitre IX, partie I) (10). C'est l'allégresse inébranlable de Pâques qui s'exprime dans ce passage, bouleversant toute réflexion rationnelle sur la vie et la mort.
De plus, Verne fera dans ce roman maintes allusions au jour commémoratif de la Résurrection, en respectant scrupuleusement les dates des années où se déroule l'histoire (Pâques 1865 et 1866, respectivement les 15 et 1er avril). Et comme par hasard, c'est à la veille de ce même Pâques que les naufragés observeront la constellation de la Croix du Sud (dont ils se serviront pour relever leur position avec un compas en forme de croix), et qu'ils découvriront un arbre à pain, dont il est dit que ce “n'était pas encore du vrai pain de froment mais qu'on y touchait presque". On le voit: même la Sainte-Cène fait partie du décor ! Et pour enfoncer le clou de cet étonnant chapitre XIII (comme treize à table, c'est-à-dire le Christ mangeant son ultime repas avec ses douze apôtres), notre romancier de préciser: "Mais le lendemain étant un dimanche, et même le dimanche de Pâques, tous convinrent de sanctifier ce jour par le repos. Ces américains étaient des hommes religieux, scrupuleux observateurs des préceptes de la Bible, et la situation qui leur était faite ne pouvait que développer leurs sentiments de confiance envers l'Auteur de toutes choses". (10) Sans commentaire... Et ce genre de parallèle ne constitue pas un cas isolé dans L'île Mystérieuse: car après Pâques, il y a la Pentecôte qui, rappelons-le, correspond au déversement de l'Esprit de Dieu sur les apôtres, lequel déversement provoqua une joie surnaturelle dans le cœur de ces derniers, les poussant à louer les merveilles de Dieu (Cf: livre des Actes des apôtres, chap.2, v.1-11). Or, justement, que nous dit Jules Verne dans son roman ? “On était au 4 juin. C'était le dimanche de la Pentecôte, et il y eut accord unanime pour observer cette fête. Tous travaux furent suspendus, et des prières s'élevèrent vers le Ciel. Mais ces prières étaient maintenant des actions de grâces. Les colons de l'île Lincoln n'étaient plus les misérables naufragés jetés sur l'îlot. Ils ne demandaient plus, ils remerciaient” (chapitre XX, partie I)(10). Bref, c'est exactement l'esprit de la Pentecôte dont il s'agit ici, esprit d'allégresse dans l'abondance... Et l'on pourrait continuer longtemps comme cela, tant cette œuvre est remplie d'allusions au Nouveau Testament. On a vraiment l'impression d'un “Évangile selon Saint Jules”! Choquant, comme expression ? Exagérée ? Infondée ? Rien n'est moins sûr...
Gilles Carpentier, au cours de son étude sur L'Ile Mystérieuse, a découvert une chose stupéfiante, à partir d'un passage ambigu du roman, où l'on voit l'incontournable Cyrus Smith ouvrir sa Bible “au hasard”, et tomber sur un passage marqué d'une croix rouge, tiré de l'Évangile de Matthieu: “Qui cherche trouve...”. Pourquoi Verne aurait-il précisé cela, si ce n'est pour indiquer l'existence d'un sens caché dans son ouvrage, que l'on pourrait déceler à condition de faire des recherches ? À commencer par le nom même de Cyrus Smith, lequel sonne déjà un peu comme “Jésus-Christ”. De plus, Cyrus, on l'a vu, est synonyme de libérateur; quant à Smith, cela veut dire “forgeron”, en anglais. Le “forgeron libérateur”: on n'est pas loin du charpentier sauveur... Et soudain, l'illumination, telle que nous la livre Gilles Carpentier: “Cyrus Smith est le quasi-anagramme de Jésus Christ. En effet, le mot «CHRIST» se trouve entièrement dans les lettres du nom de l'ingénieur. Il nous reste alors les lettres «YMSU». Un simple quart de tour et la lettre M devient E, et donne «YESU» (CYRUS SMITH => YESU CHRIST)”. Et Carpentier de conclure: “Le choix des noms des héros a toujours une grande importance chez Verne. On connaît son goût pour les anagrammes et autres jeux de lettres et de mots. Ce quasi-anagramme «Cyrus Smith - Jésus-Christ » n'est évidemment pas dû au hasard ”. (11) On s'en serait douté...
Cyrus Smith n'est d'ailleurs pas le seul personnage derrière lequel s'en cache un autre: c'est aussi le cas pour Gédéon Spilett, un compagnon du premier. Notre romancier le décrit, au chapitre II (partie I), comme étant “de la race de ces étonnants chroniqueurs (...) qui ne reculent devant rien pour avoir une information exacte, (...) homme (...) plein d'idées, ne comptant ni peines, ni fatigues quand il s'agissait de tout savoir, (...) véritable héros de la curiosité, de l'inédit, de l'inconnu, de l'impossible” (10). Ceux qui connaissent bien l'auteur des Voyages extraordinaires ne peuvent pas ne pas faire le lien: c'est un véritable autoportrait ! Et pour les autres, ceux qui en doutent, en voici une preuve supplémentaire, également dénichée par Gilles Carpentier: Il n'y a qu'à prendre les initiales de Gédéon Spilett (G.S.), puis les décaler de trois lettres vers la fin de l'alphabet, pour trouver... J.V., autrement dit Jules Verne ! Cette trouvaille n'est pas fantasmatique: Elle va tout-à-fait dans le sens du roman, puisque Spilett ne cesse de remplir carnet sur carnet de tout ce qui fait le quotidien de ces Robinsons fugitifs, décrivant (et écrivant, à l'instar de l'auteur) l'Ile Mystérieuse. Ses bloc-notes représentent donc un miroir du roman lui-même, roman dont la colonne vertébrale est constituée par les paroles, les exploits (les miracles ?) de Cyrus Smith. En d'autres termes, c'est “l'Évangile de Cyrus Smith selon Gédéon Spilett”, pour reprendre l'expression de Carpentier, et qui lui-même n'est que le reflet d'un témoignage de Jules Verne à propos de Jésus-Christ. Un témoignage crypté, certes, mais bien réel.
La réconciliation de l'homme avec lui-même et avec son Dieu
Nous voici donc arrivés à la question fondamentale: Pourquoi notre romancier s'est-il amusé à un tel jeu de piste ? Quelle conviction, trop intime pour être exprimée en langage clair, a-t-il voulu nous laisser ? Au-delà de la lecture sommaire, destinée à son public habituel, avide d'épopées scientifiques où le progrès l'emporte sur l'hostilité de la nature; au-delà également de l'apparence de Cyrus Smith, à première vue héros classique vernien, ingénieur de son état et faiseur de miracles technologiques; au-delà du vernis habituel, donc, on discerne une interrogation lancinante, déjà évoquée plus haut: Quel sens donner à la souffrance humaine, notamment aux tourments que l'homme inflige à l'homme, et comment solutionner ce problème immense ? Ce questionnement est masqué, assurément, car Jules Verne n'osait peut-être pas affronter à découvert la critique de l'époque, vouée corps et âme à Dame Science, ni décevoir ses admirateurs, lesquels constituaient son fond de commerce. Notons d'ailleurs que le personnage de L'Ile Mystérieuse qui incarne le mieux cette problématique, est tout aussi dissimulé qu'elle: il s'agit de Nemo. Car c'était bien dans cette île qu'avait fini par se calfeutrer ce grand déçu de l'humanité, une fois tous ses compagnons enterrés dans les profondeurs de l'océan. Irréconciliable, désespéré, ne croyant plus ni en Dieu, ni à ceux créés à son image, Nemo avait pourtant dû assister, du fond de sa crique souterraine, aux tribulations des naufragés qu'il voulut d'abord fuir sans toutefois y parvenir, une action volcanique ayant condamné l'entrée de la crypte (même racine que “crypter”...) où dormait le Nautilus. Alors, nous dit le romancier, le capitaine misanthrope “observa ces hommes jetés sans ressource sur une île déserte, mais il ne voulut point être vu. Peu à peu, quand il les vit honnêtes, énergiques, liés les uns aux autres par une amitié fraternelle, il s'intéressa à leurs efforts. (...) Il apprit d'eux l'immense effort de l'Amérique contre l'Amérique même, pour abolir l'esclavage. Oui ! Ces hommes étaient dignes de réconcilier le capitaine Nemo avec cette humanité qu'ils représentaient si honnêtement dans l'île ! (...) Ce grand misanthrope avait soif du bien...” (chapitre XVI de la 3ème partie).(10)
Ne nous y trompons pas: Ce n'est pas tant l'humanisme commun que la fraternité transcendante des membres de l'Église que Verne entend ici encenser. Ce passage fait en effet directement écho aux paroles du Christ à ses disciples, peu avant sa mort: “Je vous donne un commandement nouveau: Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés. (...) A ceci, tous connaîtront que vous êtes mes disciples, si vous avez de l'amour les uns pour les autres” (Évangile de Jean, chap.13, v.34-35). Et voilà Nemo, type de l'athée cynique et aigri, qui sent la glace de son cœur fondre, au fur et à mesure qu'il assiste aux témoignages d'affection et de solidarité qui font le quotidien de ces colons américains. À tel point que cela lui redonne envie; envie d'aimer, de s'investir pour son prochain, de participer à la vie de cette petite communauté, bref, d'y croire encore. Et le voilà, sauvant les naufragés de mille dangers (flots déchaînés, maladies, pirates) tout au long du roman; le voilà convoquant ceux-ci dans sa crypte secrète pour prendre une ultime fois, avant sa mort, un grand bain d'humanité; le voilà, surtout, demandant à Cyrus Smith de juger sa vie après lui en avoir révélé les tréfonds (chapitre XVI, partie III), allusion directe à la parole de l'apôtre Paul, lequel proclame que “Dieu jugera par le Christ-Jésus les actions secrètes des hommes” (Épître de Paul aux Romains, chap.2, v.16.). Signalons aussi que cet épisode de la confession de Nemo, illustré dans l'édition Hetzel par un certain Férat, présente une particularité très évocatrice: Dans cette gravure, en effet, on voit en fait deux scènes se dérouler, dont l'une décrypte l'autre. La première colle au texte de Jules Verne, et l'on y voit Nemo, étendu sur un divan, livrant l'intimité de son âme à Cyrus Smith debout à son chevet, lui-même entouré de ses compagnons naufragés (Spilett, Nab, etc...). Or, dans le fond de l'image, on aperçoit, accroché au mur, un tableau dans lequel on discerne ce qui ne peut être qu'une scène de l'Évangile, laquelle n'est pas là par hasard: Elle a évidemment pour vocation de donner une signification spirituelle à la fin de Nemo. En effet, dans cette toile sont représentés le Christ (debout, et désignant les Cieux du doigt), un personnage repentant (à genoux et les mains jointes devant lui), avec autour trois apôtres, debouts, eux aussi. On l'aura compris: les deux images, parfaitement synchronisées, constituent chacune la transposition de l'autre. Autrement dit: Nemo est ici un type universel de l'homme reconnaissant son péché devant le Fils de Dieu afin qu'il les absolve.
Le message est on ne peut plus clair: l'humanité moderne, toute bardée qu'elle est de technologie, incarnée par le génial capitaine Nemo, a besoin de se réconcilier avec son Créateur afin de retrouver la paix de l'âme et de donner un sens à la souffrance. Nemo le déchiré, Nemo le dévasté par d'indiscibles douleurs, c'est celui-là même qui, après sa confession, exorcise ses vieux démons en bénissant avec larmes le plus jeune membre du groupe des colons. Pardonné par Celui qu'incarne Cyrus Smith, le vieil homme pardonne à son tour à l'humanité qui l'a tant meurtri. C'est l'illustration même d'un célèbre passage du Notre Père: “Pardonne-nous nos offenses, comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés” (Évangile de Matthieu, chap.6, v.12). L'Ile Mystérieuse porte donc bien son nom, puisque la plus sublime des énigmes qu'elle renferme en son sein, au fin fond d'une crypte secrète, c'est le Mystère par excellence, celui de la Rédemption de l'homme par le Christ, l'homme-Dieu, le “Prince de paix”, d'où l'apaisement des conflits et l'élimination définitive de toute forme de souffrance. C'est le retournement complet, le miracle hallucinant, qui fait dire à l'anarchiste militant qu'était Nemo, à cet aigri qui ne croyait plus que dans la science, ces derniers mots avant de rendre l'âme: “Dieu et Patrie !” (chapitre XVII, 3ème partie).
Une ultime précision toutefois, destinée à ceux qui auraient la mauvaise foi de prétendre que Verne n'aurait cédé à la tentation religieuse que par souci de plaire ou par simple concession: Tout d'abord, il savait fort bien ce qu'il faisait en écrivant ce roman, et il en pressentait l'enjeu colossal. Ainsi, lorsqu'il dut défendre son manuscrit face à Hetzel, son éditeur qui doutait de l'intérêt d'un tel projet, notre romancier lui écrivit ceci: “J'ai la conviction profonde que la somme des choses imaginées dans cet ouvrage est plus considérable que dans les autres”, et aussi: “il faut que ma foi dans ma machine soit bien vigoureuse pour ne pas douter un instant”.(11) Conviction... Foi... Voilà des termes assez inattendus pour l'auteur-phare d'une époque vouée au rationalisme scientifique. C'est là un langage de croyant, assurément... Un dernier indice, allant dans ce sens, achèvera d'illuminer ceux qui désirent l'être: Nous avons vu plus haut que notre auteur s'était mis lui-même dans cet ouvrage, sous les traits de Gédéon Spilett, le chroniqueur de la petite communauté naufragée. Or, lorsque Cyrus Smith, au chapitre XXI de la partie I, évoque certaines de ses conceptions sur la fin du monde et la naissance d'un nouveau, Spilett lui répond: "Mon cher Cyrus, ces théories sont pour moi des prophéties et elles s'accompliront un jour." L'affaire est claire: Gédéon Spilett qui adhère aux thèses de Cyrus Smith, ce n'est pas autre chose que Jules Verne qui croit aux prophéties de Jésus-Christ, celles qu'il a transmises sous forme de visions à l'apôtre Jean: “Je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre; car le premier ciel et la première terre avaient disparu” (Livre de l'Apocalypse, chap.21, v.1). Un monde nouveau donc, où les hommes habiteront avec Dieu, selon les paroles mêmes du Christ: “Croyez en Dieu, croyez aussi en moi. Il y a beaucoup de demeures dans la maison de mon Père. (...) Car je vais vous préparer une place. Donc, si je m'en vais, et vous prépare une place, je reviendrai et vous prendrai avec moi, afin que là où je suis, vous y soyez aussi” (Évangile de Jean, chap.14, v.2-3).
Jean-Paul Debanne
(1): Pour plus de détails, on se reportera à l'ouvrage de Don Richardson, L'Éternité dans leur cœur,
J.E.M, 1982.
(2): Lionel Dupuy, Une métaphore écologique: Vingt mille lieues sous les mers, à paraître à La Clef
d'argent.
(3): Jules Verne, Vingt mille lieues sous les mers, Hachette, coll.Le livre de poche, 1995 (1ère éd:1870).
(4): Daniel Vernet, L'homme face à ses origines, C.L.C, 1980.
(5): Marc Soriano, Jules Verne, Anticipation et prospective, Encyclopaedia Universalis, 2001.
(6): Georg Picht, extrait d'un entretien avec l'Express, in Henri Hartnagel, Rencontres, L.L.B, 1987.
(7): Jules Verne, Cinq semaines en ballon, Hachette, collection Hetzel, 1923(1ère éd: 1863).
(8): Jules Verne, Maître Zacharius, Hachette, collection Hetzel, 1923(1ère éd: 1854).
(9): Max Weber, Le savant et le politique, Plon, 1959.
(10): Jules Verne, L'île Mystérieuse, Hachette, collection Hetzel, 1966 (1ère éd: 1875).
(11): Gilles Carpentier, Les mystérieuses sources d'une île, Bulletin de la Société Jules Verne n°128,
4ème trimestre 1998.
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