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À la recherche du Noël perdu

Envoyé par Jean-Paul Debanne le 10/12/2005

« Il était une fois un royaume heureux, comblé de bénédictions de toutes sortes. La dernière en date était une naissance, et pas des moindres, puisqu'il s'agissait de l'héritier tant attendu du couple royal, lequel avait invité pour l'occasion tous les sujets de la couronne afin de festoyer comme il se devait en pareil événement. Des centaines de tables furent donc dressées dans la grande salle du palais, afin d'y organiser un somptueux banquet. Le soir tant attendu arriva, et les convives se présentèrent les uns après les autres, bardés de présents pour le nouveau prince. Il y en eut encore, et encore, et encore, tellement finalement qu'on ne savait plus où les entreposer, tout comme les manteaux des invités, et qu'il s'en amassa des monceaux entiers jusque dans les pièces les plus reculées du château. Puis, très rapidement, ce ne furent plus que rires, réjouissances de toutes sortes, jeux d'adresse, baladins et montreurs d'ours, et joyeuses exclamations lors du passage des plats. On fit gras, sans retenue. Le vin, spécialité bien connue du royaume, coula à flots, et aucune barrique ne fut épargnée, au point que quelques invités roulèrent sous la table avant la fin du festin, tandis que d'autres n'hésitèrent pas à aller vomir dans les communs, de manière à pouvoir se gaver à nouveau des mets succulents qui continuaient à se succéder et semblaient ne point pouvoir s'épuiser. Les chansons grivoises se multiplièrent, après qu'ils eurent “la peau du ventre bien tendue”. Ce fut ainsi que l'on tua le temps, jusqu'à l'heure où devait être présenté le nouvel héritier du trône, ce qui constituait quand même, faut-il le rappeler, le clou de la soirée et la raison profonde du rassemblement de cette foule en liesse. À minuit juste, on envoya donc chercher l'enfant béni. Mais on ne le trouva point... Les nourrices sanglotaient déjà d'une mortelle inquiétude, la reine devint fort pâle, et le roi ordonna que l'on retournât les moindres recoins du palais, des oubliettes jusqu'aux échauguettes, des chambres de bonnes jusqu'aux appartements royaux. Mais rien n'y fit: le bébé ne fut point retrouvé. Ceux des convives qui étaient encore valides se joignirent aux recherches, et l'on utilisa même les chiens de chasse du roi, auxquels on fit renifler des chaussons du nourrisson. Finalement, un écuyer se présenta dans la salle d'orgie, le visage décomposé, tenant entre ses bras un petit être cyanosé, les membres ballants et la mort dans les yeux: C'était le petit prince, que l'on avait écrasé et étouffé sous une montagne de cadeaux et de manteaux de fourrure... Et la joie se mua en deuil pour longtemps ».

Cette histoire, que l'on ne saurait raconter aux enfants, car ils n'ont point à faire les frais de l'inconséquence des adultes, n'illustre sans doute que trop bien le phénomène majeur caractéristique des fins d'année de notre époque moderne: la dénaturation de la fête de Noël, un fait de société qu'un nombre croissant de Français s'accordent à déplorer, tant la démence de la consommation à outrance et du matérialisme exacerbé atteint aujourd'hui les plus hauts sommets. À peine après avoir cuvé Halloween, la société se prépare déjà aux “fêtes de fin d'année”, comme on dit aujourd'hui, un terme générique dont le flou artistique est à lui seul un aveu de désubstantialisation. Témoins: les grandes surfaces, dont les rayons regorgent de foie gras bon marché, de poupées à connotation sexuelle, et de figurines de cauchemar, deux mois avant Noël. Et les haut-parleurs de vomir sans discontinuer dans un joyeux chaos les dernières promotions sur les huîtres, les trémolos ringards de Tino Rossi, et les crachotements des consoles de jeux vidéos. Et les centres commerciaux de ne plus désemplir, véritables fourmilières humaines où grouillent frénétiquement des milliers d'individus en quête de mets et de présents aptes à leur garantir la pleine réussite de leurs réveillons gargantuesques.
Une véritable machine mercantile, donc, une société marchande par excellence, dont Christian Bobin fait une analyse décapante et lucide lorsqu'il écrit: “Au treizième siècle, il y avait les marchands, les prêtres et les soldats. Au vingtième siècle, il n'y a plus que les marchands. Ils sont dans leurs boutiques comme des prêtres dans leurs églises. Ils sont dans leurs usines comme des soldats dans leurs casernes. Ils se répandent dans le monde par la puissance de leurs images . On les trouve sur les murs, sur les écrans, dans les journaux. L'image est leur encens, l'image est leur épée. Le treizième siècle parlait au cœur. Il ne lui était pas nécessaire de parler fort pour se faire entendre. Les chants du Moyen-Âge font à peine plus de bruit que de la neige tombant sur de la neige. Le vingtième siècle parle à l'œil, et comme la vue est l'un des sens les plus volages, il lui faut hurler, crier avec des lumières violentes, des couleurs assourdissantes, des images désespérantes à force d'être gaies, des images sales à force d'être propres (...). C'est que le vingtième siècle parle pour vendre, et qu'il lui faut en conséquence flatter l'œil - le flatter et l'aveugler en même temps. L'éblouir. Le treizième siècle a beaucoup moins à vendre - Dieu, ça n'a aucun prix, ça n'a que la valeur marchande d'un flocon de neige tombant sur des milliards d'autres flocons de neige”. (1)
D'un côté, le marchand triomphant, à la fois grand-prêtre des temples du matérialisme et héros guerrier tout droit sorti des écoles de commerce, véritables “West point” du XXIème siècle où l'on enseigne “qu'un bon concurrent est un concurrent mort”. De l'autre côté, les vestiges d'un passé évanoui dans le tourbillon du modernisme, et sur lequel se penchent, éperdus, de plus en plus de nos concitoyens. Or, le premier s'étend au fur et à mesure que le second disparaît: “Petit Papa Noël” n'est pas près de s'éteindre dans les haut-parleurs. Ce qui fait vendre n'est jamais obsolète. Par contre, on n'entend plus trop les cantiques “à l'ancienne”, qui invitaient l'âme au recueillement par des paroles sans concession, du genre: “Peuple, à genoux ! Accueille ta délivrance ! Noël ! Noël ! Voici le Rédempteur !”. Évidemment... La repentance, le rachat des âmes pécheresses, ça fait vieillot, désuet. Les esprits éclairés d'aujourd'hui perçoivent Noël, au pire comme une belle opportunité de profit (s'ils sont libéraux), au mieux comme une tradition culturelle émouvante (s'ils sont régionalistes), un patrimoine pittoresque à préserver, en perpétuant les rites des crèches provençales vivantes et du marché de Noël alsacien. C'est typique, sympathique, authentique... et en fait, tragique. Car il y manque l'essentiel: ce que l'on pourrait appeler l'Esprit de Noël, celui-là même qui cumulait articles de foi, chaleur familiale, actes de compassion, et recueillement solennel. Ces “fêtes de fin d'année” font ainsi l'effet d'une carcasse sans âme, d'une coquille évidée de sa substance. Il n'en reste plus que des ossements desséchés et éparpillés dans les déserts qu'ont laissé derrière elles les révolutions dont les progressistes de tout poil font leurs gorges chaudes: 1789 hier, 1968 aujourd'hui. Chateaubriand les avait déjà bien jaugés, lorsqu'il disait d'eux, il y a deux siècles, que “ceux qui n'ont jamais reporté leurs cœurs vers ces temps de foi où un acte de religion était une fête de famille, et qui méprisent des plaisirs qui n'ont pour eux que leur innocence, ceux-là, sans mentir, sont bien à plaindre...” (2)
Et l'écrivain au style flamboyant de décrire ainsi, avec une nostalgie mêlée de tendresse, le déroulement coutumier des Noël de l'Ancien Régime: “Les cœurs simples ne se rappellent point sans attendrissement ces heures d'épanchement où les familles se rassemblaient autour des gâteaux qui retraçaient les présents des mages. L'aïeul, retiré pendant le reste de l'année au fond de son appartement, reparaissait dans ce jour comme la divinité du foyer paternel. Ses petits-enfants, qui depuis longtemps ne rêvaient que la fête attendue, entouraient ses genoux, et le rajeunissaient de leur jeunesse. Les fronts respiraient la gaieté, les cœurs étaient épanouis, la salle du festin était merveilleusement décorée, et chacun prenait un vêtement nouveau. (...) Or le curé, présent à la fête, recevait, pour la distribuer avec d'autres secours, cette première part, appelée la part des pauvres. (...) L'infirme et le pauvre étaient soulagés. L'obligation où l'on était de recevoir son voisin à cette époque faisait qu'on vivait bien avec lui le reste de l'année, et par ce moyen, la paix et l'union régnaient dans la société. (...) Il en résultait encore que, malgré les chagrins de la vie, la religion avait trouvé moyen de donner (...) à des millions d'infortunés quelques moments de bonheur. Dans la nuit de la naissance du Messie, les troupes d'enfants qui adoraient la crèche, les églises illuminées et parées de fleurs, le peuple qui se pressait autour du berceau de son Dieu, des chrétiens qui, dans une chapelle retirée, faisaient la paix avec le Ciel, le bruit de l'orgue et des cloches, offraient une pompe pleine d'innocence et de majesté.” (2)

«Voyez-vous ça, comme c'est gentil ! », n'hésiteront pas à railler certains. « L'aïeul, le curé, et le Messie, le mirifique triptyque obscurantiste ! Notre époque est peut-être matérialiste, mais du moins nous a-t-elle affranchis de l'abrutissement religieux. Il est heureux que ces bondieuseries n'aient plus cours, dans notre époque éclairée. C'est qu'on en sait plus, maintenant ! » Pour citer encore Christian Bobin et son ironie mordante, “nous avons fait un grand chemin. De l'enfance à l'âge adulte, de l'erreur à la vérité. Nous savons à présent où est la vérité. Elle est dans le sexe, dans l'économie et dans la culture (...). Nous croyons que le fin mot de tout revient à la mort, qu'il grince entre ses dents serrées sur leur proie, et nous regardons les siècles passés du haut de cette croyance, avec indulgence et mépris, comme tout ce qu'on regarde de haut. Nous ne pouvons leur en vouloir de leurs erreurs. Elles étaient sans doute nécessaires. Maintenant, nous avons grandi. Maintenant, nous ne croyons qu'à ce qui est puissant, raisonnable, adulte - et rien n'est plus puéril que la lumière d'une bougie tremblant dans le noir.” (1) On l'aura compris: Ce que Bobin retranscrit, ici, à peine caricaturé, n'est autre que le raisonnement de nos contemporains. Pour eux, Noël, avec en son centre le Dieu unique et Son Messie, la charité et le recueillement, la paix et la joie que procurent la foi dans l'éternité, bref un Noël de cette sorte est proprement désuet. Cette incapacité à se perpétuer serait due, nous dit-on, aux “Lumières” que le citoyen moderne posséderait quant aux représentations religieuses, nécessairement réductrices. C'est parce que les gens savent que le Noël chrétien n'était qu'un leurre fallacieux, qu'ils en auraient abandonné l'esprit originel. Ce qui n'empêcherait pas cette fête de se perpétuer, mais sous une forme plus actualisée, libérée de sa matrice religieuse.
À cela, on peut répondre deux choses: D'abord, il existe encore, de par le monde, des lieux où Noël se vit d'une manière non dénaturée. En Pologne, notamment, pays où les choses de la foi sont vécues au quotidien, une telle tradition est parfaitement vivante, même à notre époque. Des reportages récents s'en sont fait les témoins. Ils ont rendu compte du déroulement habituel des réjouissances chez une famille polonaise moyenne, lesquelles ne débutent pas par des beuveries et autres excès de table comme en France, mais par des cantiques de louange adressés au Dieu de la Bible, suivis d'un recueillement propre à la remise en question de l'âme. Les aliments physiques viennent ensuite, prolongeant la nourriture spirituelle. Ajoutons à cela que la place à table réservée au “pauvre de Noël” y est toujours d'actualité, scrupuleusement respectée. À cela rien d'étonnant, dans une nation pour qui le christianisme est avant tout synonyme de liberté, contrairement à chez nous où il équivaut, dans l'esprit de bien des Français, à une longue liste de choses à ne pas faire. Mais pour un Polonais, c'est grâce à la foi que la nation a pu résister au joug communiste, lui survivre et même le renverser. On pourrait citer de nombreux cas similaires d'un Noël non travesti, que ce soit en Amérique du Sud, en Norvège, en Corée ou ailleurs. Mais la France, enivrée par son statut de patrie des droits de l'homme, n'accorde souvent que peu d'attention aux spécificités de maints pays étrangers, et préfère concevoir le monde à l'aune de sa propre expérience, c'est-à-dire comme un ensemble de nations plus ou moins évoluées, mais vouées à suivre la voie mature et relativiste dans laquelle elle s'est engagée la première et persévère, depuis 1789. La vanité finit toujours par aveugler qui en fait preuve...
Malgré cela, même dans le pays de Robespierre et de Jean-Paul Sartre, il reste des milliers de familles qui continuent à fêter Noël saintement, dans la clandestinité médiatique et l'ignorance générale, et elles sont comme autant d'oasis dans un désert de matérialisme effréné. Il en était déjà ainsi, après la Terreur révolutionnaire de la fin du 18ème siècle, comme le rappelait Chateaubriand, quelques décennies après: “Tandis que la statut de Marat remplaçait celle de saint Vincent de Paul, tandis qu'on célébrait ces pompes (les fêtes républicaines) dont les anniversaires seront marqués dans nos fastes comme des jours d'éternelle douleur, quelque pieuse famille chômait en secret une fête chrétienne, et la religion mêlait encore un peu de joie à tant de tristesse”. (2)

Toutefois, ne nous leurrons pas: Le nombre de telles familles n'est peut-être pas plus élevé dans la France du XXIème siècle que les “sept mille hommes qui n'avaient pas fléchi les genoux devant Baal” (1er livre des Rois, chap.19, v.18)*, dans la Palestine antique où le prophète Élie se lamentait déjà de l'idolâtrie ambiante. Force est de constater qu'aujourd'hui, la pratique spirituelle de Noël demeure marginale dans notre pays. Ce n'est plus “tendance”, selon l'expression consacrée. Mais faut-il en conclure, comme tant d'agnostiques ont vocation à le faire sans précaution aucune, que le message de foi qu'elle véhiculait jusqu'ici n'aurait été qu'une brume d'illusion à présent dissipée ? En réalité, une telle déduction serait bien téméraire, et c'est là le deuxième argument que je voudrais développer maintenant. Ceux qui pensent ainsi font preuve de ce que Clive Staple Lewis appelle le “snobisme chronologique”, et qu'il définit comme le fait “d'accepter sans discernement le climat intellectuel commun à notre siècle, et supposer que tout ce qui est démodé est, par cela même, discrédité”. Et cet essayiste et théologien anglais de développer ainsi son raisonnement: “Il fallait trouver pourquoi les choses étaient démodées. Avaient-elles jamais été réfutées (dans ce cas par qui, où, et jusqu'à quel point ?) ou étaient-elles simplement mortes, comme les modes ? Dans ce dernier cas, cela ne nous apprenait rien sur leur vérité ou leur fausseté. Sur la base de tout cela, nous comprenions que notre siècle était, lui aussi, une «période», et qu'il avait, certainement, comme toutes les autres périodes, ses illusions caractéristiques. Ces dernières se dissimulent, selon toute probabilité, dans ces postulats largement répandus qui sont tellement enracinés dans une époque que personne n'ose les attaquer ni estime nécessaire de les défendre”(3).
C.S.Lewis, connu comme le loup blanc dans le monde anglo-saxon, était au départ un intellectuel de haute volée, complètement athée, comme il en témoignait lui-même: “Le monde, tel que le rationalisme (...) m'avait appris à le voir, comblait mes désirs au moins d'une façon: il était peut-être sinistre, mortel, mais il était au moins débarrassé du Dieu des chrétiens.” Ce semblant de consolation, chez Lewis, était lié à un ressentiment très fort: “Ce qui importait surtout, c'était ma haine profonde de l'autorité, mon individualisme monstrueux, mon anarchie. Aucun mot de mon vocabulaire ne provoquait en moi une haine plus grande que celui d'intrusion. Or, le christianisme avait placé en son centre ce qui me paraissait alors un Intrus transcendant” (3). Nous y voilà... Au fond, la plupart de ceux qui prétendent réfuter le message spirituel de Noël n'ont que fort peu d'idée de tout ce qui touche à son authenticité et à sa réalité. Ils ne savent pas que des auteurs et historiens profanes de l'Antiquité, tels que Tacite et Pline le Jeune, font clairement mention de Jésus (et notamment de sa naissance peu commune) dans leurs écrits (Cf: Annales 15:44, et Lettres 10:96), confirmant ainsi les Évangiles. Ils ne savent pas plus que l'ensemble des ingrédients de Noël avaient été rassemblés dans des prédictions bien antérieures à cet événement. Ainsi du lieu de naissance du Christ, prévu sept cent ans avant celle-ci, par le prophète Michée (Livre de Michée, chap.5, v.1). Non seulement le lieu, mais aussi l'époque précise, cette fois-ci par le prophète Daniel, qui vécut pourtant plus de cinq cent ans av. J-C. (Livre de Daniel, chap.9, v.24-26). Quant à sa naissance d'une vierge, elle avait été annoncée sept cent ans avant qu'elle n'ait lieu par Esaïe, mais aussi le massacre de centaines de bébés perpétré par le roi Hérode à Bethléem, dont le but de tuer l'enfant Jésus, une tragédie prophétisée six cent ans à l'avance par Jérémie (Livre d'Esaïe, chap.7, v.14; Livre de Jérémie, chap.31, v.15). Les dates de rédaction de ces écrits ne font en général pas l'objet de polémique pour les archéologues et spécialistes de l'histoire biblique, à quelques années d'erreur près. En résumé, les ricaneurs nient la véracité et la fiabilité des Évangiles, sans même savoir qu'ils ont été confirmés par des écrits profanes de la même époque; et ils se gaussent de la dimension surnaturelle de la Nativité (annonce par un ange, virginité de Marie, étoile guidant les mages, etc.), alors qu'ils n'ont aucune explication à proposer concernant le mystère des prophéties qui annoncent cet événement avec une précision d'horloger. Les prétendues réfutations de l'authenticité du Noël chrétien prennent donc plutôt la forme d'affirmations péremptoires que d'une analyse réellement approfondie.
Mais en réalité, ce n'est pas ce qu'ils en ignorent qui rend les détracteurs du message évangélique si réfractaires à ce dernier: c'est plutôt ce qu'ils en savent... Lorsqu'on veut tuer son chien, on dit qu'il a la rage; et lorsqu'on veut éliminer certains idéaux qui dérangent, on prétend que tout ce qui est démodé est aussi discrédité, sans valeur aucune. Comme l'avouait C.S.Lewis avant sa conversion, le Christ était pour lui l'Intrus par excellence, celui qui était venu instaurer une idéologie inadmissible et scandaleuse pour ce monde si terre-à-terre. Celui-là même qui a dit: “Quiconque voudra sauver sa vie la perdra, mais quiconque perdra sa vie à cause de moi la trouvera. Et que servira-t-il à un homme de gagner le monde entier, si c'est pour perdre son âme ?” (Évangile de Matthieu, chap.16, v.25-26*). “Le monde de l'esprit n'est que le monde matériel enfin remis d'aplomb”, disait Christian Bobin: “Dans le monde de l'esprit, c'est en faisant faillite qu'on fait fortune”(1). Jésus aimait chambouler nos priorités: “Ne vous inquiétez pas donc pas, en disant: Que mangerons-nous ? Ou: Que boirons-nous ? Ou: De quoi serons-nous vêtus ? Car cela, ce sont les païens qui les recherchent. (...) Cherchez premièrement son royaume et sa justice” (Évangile de Matthieu, chap.6, 31-33*). Il savait de quoi il parlait, Matthieu, en retranscrivant ces paroles du Christ. Car avant d'être Matthieu, il était Lévi, l'escroc véreux capable de tout pour amasser de l'argent. Tout comme les marchands et publicitaires qui sévissent, en ces fêtes de fin d'année, et qui s'emploient à nous faire croire que la question essentielle sera: « Ai-je acheté assez d'huîtres, et n'ai-je pas oublié la farce pour la dinde ?», ou encore: « Ce cadeau plaira-t-il vraiment à ma petite nièce ? Ma belle-sœur ne va-t-elle pas le trouver un peu mesquin ?». Il faut voir certaines scènes de guignol qui se déroulent dans le théâtre des grandes surfaces, la veille même de Noël, originellement fête de la réconciliation, où des individus survoltés s'insultent et se battent pour les derniers chapons des rayons...
Ce petit enfant, si humble, si pauvre, si dénué de tout qu'il n'a pu naître que dans une étable rustique; il nous rappelle que le bonheur, la joie et la paix ne se trouvent pas là où on les cherche communément. Si Dieu lui-même, le Tout-Puissant, Celui qui possède toute chose et qui est riche à l'infini, a choisi de s'incarner dans ce misérable nourrisson, c'est pour inverser notre sens des priorités: “Jésus appela un petit enfant, le plaça au milieu d'eux et dit: « En vérité, je vous le dis, si vous ne vous convertissez (littéralement: si vous ne faites pas demi-tour), et si vous ne devenez pas comme les petits enfants, vous n'entrerez point dans le royaume des cieux »” (Évangile de Matthieu, chap.18, v.2-3*). Noël, c'est justement un petit enfant que Dieu a choisi de placer au milieu de nous. Un intrus. Un sans-gêne, qui a osé venir s'immiscer dans nos ripailles, au beau milieu de nos bacchanales; qui prétend être plus qu'un épisode traditionnel, qu'un élément de notre patrimoine culturel; qui vient mettre le nez dans notre comptabilité en en soulignant la vanité; qui insinue que toute notre agitation frénétique pour atteindre au bonheur est aussi dérisoire que celle des saumons qui s'évertuent à sauter une chute d'eau beaucoup trop haute pour eux. C'est intolérable ! Il nous faut donc l'étouffer, ce sale mouflet de Noël, cette mauvaise graine, sous des monceaux de cadeaux, de manteaux de réveillon, de souhaits factices et de divertissement au sens de Pascal. Oui. Étouffons-le, et oublions que nous étions venus pour lui, pour fêter le début de son règne éternel. Comme dans la fable du début... qui est, hélas, plus qu'une fable. Les contes sont des faussetés qui disent des vérités, disait Cocteau.

Je ne finirai pas sur cette note tragique. Le Christ n'est désuet que pour ceux qui s'en persuadent, pour les téméraires qui croient qu'ils savent. Mais il y a les humbles, tous ceux qui savent qu'ils croient. Ces derniers écrivent pour ceux qui aimeraient croire, en toute bonne foi; qui aimeraient savoir, sans préjugé ni faux-fuyant. Comme l'a fait l'écrivain François Mauriac, par exemple, dont je me permets de reproduire l'extrait qui suit: “Nous ne connaissions pas le Père Noël, et nous savions bien que ce ne serait pas le Seigneur lui-même. Maintenant, je sais que c'est lui. Le vieillard Siméon** le serre contre sa poitrine. Délivré de la crèche, ressuscité de cette première Passion que fut la crèche, l'Enfant, dans les bras du vieil homme, (...) sera aimé non plus seulement de sa mère, mais du vieillard qui tressaille de joie parce que ses yeux ont vu la lumière des nations, la gloire d'Israël, et parce qu'il va pouvoir s'endormir dans la paix. (...) Je referme, comme Siméon fit peut-être, mon manteau sur le petit enfant qui m'a été donné. Ce n'est plus seulement dans mes bras que je le tiens, il est au-dedans de moi, désormais. Je suis devenu cette crèche, cette étable ouverte à tous vents où d'autres animaux moins innocents que le bœuf et l'âne ont laissé leurs souillures. Je réchauffe en moi mon Dieu-Enfant. (...) Le temps est retrouvé, non pas comme dans le livre de Proust, grâce au goût d'une madeleine et au parfum d'une tasse de tilleul, mais parce que la naissance de Dieu en moi m'a introduit dans un présent éternel”(4). Le message est clair, ici: Le Christ est venu pour ceux qui se savent injustes. Dénaturés, au moins autant que les Noël modernes. Tout comme il est venu dans une étable, il peut venir, aujourd'hui encore, dans notre cœur, pour y susciter une paix authentique, une joie réelle, un amour sans faille, une foi ardente, et une espérance illimitée. Nous avons le choix: Nous pouvons faire cause commune avec ce monde, et continuer à l'étouffer sous notre frénésie matérialiste et hédoniste; mais nous pouvons aussi l'inviter dans notre cœur, et le laisser revivifier tout ce qui l'a nécrosé jusqu'ici; le laisser le réchauffer, afin qu'y fonde la glace de l'amertume et du ressentiment. Ceux qui croient savent que c'est possible.

J-P D.

*: Toutes les citations bibliques sont issues de la version Louis Segond révisée, dite à la Colombe.
**: Mauriac fait ici allusion à un épisode des Évangiles, où un vieillard pieux du nom de Siméon consi-
dère comme un exaucement ultime d'avoir pu porter dans ses bras celui qu'il savait être le Messie.
Mauriac écrit cela à l'automne de sa vie, et s'identifie donc d'autant plus facilement à Siméon.

(1): Christian Bobin, Le Très-Bas, Gallimard, coll.folio, 1992.
(2): Chateaubriand, Le Génie du christianisme, 1828, A.Mame et fils, 1877.
(3): Clive S. Lewis, Surpris par la Joie, 1955, Raphaël, 1998.
(4): François Mauriac, Nouveaux mémoires intérieurs, Flammarion, 1985.





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